Artifices Naturels, Tania Vladova, 2023

Habiter à Saint-Malo et y travailler, arpenter les côtes et s’y promener, marcher, observer, s’émerveiller, hésiter, s’arrêter, prélever, ramasser, emprunter, collecter, assembler, classer, montrer…La liste des actions au cœur de la pratique artistique de Laurence Nicola donne la mesure de son œuvre, une œuvre ancrée dans un mode de vie, dans un rapport à la promenade, à la contemplation, au déplacement et à la découverte. Les paysages offerts par les côtes bretonnes et la proximité de la mer toujours recommencée sollicitent à chaque parcours le corps, le toucher, l’ouïe, l’odorat et le regard. A chaque rafale du suet, du suroît ou du nordet, à chaque retour de déferlante, rouleau ou ressac le paysage est taillé, modelé, râclé, peuplé de nouveaux débris. Les actions conjuguées des fluctuations thermiques, événements climatiques et forces mécaniques constituent une chaîne ininterrompue de production d’artefacts où les chutes-déchets du passage humain sur terre sont métamorphosées par les forces naturelles. Naturel et artificiel sont indissociables dans les plastiglomérats de Laurence Nicola, ces détritus de plastique labourés par l’eau salée, le soleil, les organismes vivants et les roches, transformés par la sédimentation et la fusion en semblant de pierres précieuses.Où passe la frontière entre les micas, les bois, coquillages et algues et les résidus humains, artificiels soumis aux forces de la nature ? Les uns sont-ils plus nobles et dignes d’attention que les autres ? Tel aurait pu être le cas si on revenait à une conception dichotomique du monde scindé entre nature et culture, entre naturel et artificiel, à une vision puriste de la nature, idéal de tant d’artistes et penseurs.

Le regard de Laurence Nicola, bien qu’il hérite de la fascination des Romantiques pour les mystères infinis et la force créatrice de la nature, n’aurait cependant pas pu être puriste à l’heure d’urgence écologique. Mais avant d’être critique par rapport à la période post-anthropocène, l’artiste s’adonne à une routine quotidienne et poétique, à une approche par l’observation et l’expérimentation. Elle caractérise son geste comme utilisation de matériaux empruntés à la nature. Autrement dit, elle reçoit les objets rencontrés en chemin comme une sorte de prêt, comme s’il s’agissait au cours de ses pérégrinations d’une vaste bibliothèque, du grand livre de la nature comprise à la fois comme principe actif universel (natura naturans) et comme autant de productions et paysages concrets (natura naturata). Les emprunts sont autant de matériaux auxquels l’artiste se garde bien d’apporter des ajouts. Des matériaux qui restent, en quelque sorte, tels quels, mais recueillis, déplacés, montés et montrés différemment, autant de substances échouées ou éliminées, sans intérêt apparent. Pourtant, leur intérêt devient patent une fois qu’ils sont observés avec la curiosité de l’apprenti naturaliste, classés avec le geste méticuleux du géologue, arrangés et métamorphosés avec l’habileté de l’artiste. La collecte se fait en vue d’une action bien précise, celle de recueillir des couleurs et des formes, des matières et des surfaces, des transparences et des reflets, des textures et des rugosités, des aspérités et des arrondis, des fragilités et des résistances. Tous ces dons de la nature, dispersés au gré de ses actions, sont sources d’informations sensorielles et documentation de la marche de l’artiste. Laurence Nicola réunit des objets hétéroclites et recompose les paysages et topographies de ses promenades par le menu détail, par ce qui risque de passer inaperçu. Elle les met ensemble à coups d’alignements, juxtapositions, mises en lumière et focalisations, pour les inclure ensuite dans des totalités nouvelles : celle de la multiplication, de la série, de la collection, de l’exposition ou encore de l’édition. C’est un acte d’assemblage qui est recherche de jonctions et d’articulations dans la variété, questionnement de la part banale du vivant et de ce qu’on en perçoit.

Ranger, classer, mettre en avant les relations mutuelles a partie liée avec la démarche naturaliste où la rêverie rejoint le besoin de connaître sinon de comprendre. Laurence Nicola convoque des matériaux, techniques et supports de nature variée : plâtre, roches, blocs de concrétion, mica, branches, plastique, traces de la mytiliculture, polystyrène, fer, chutes de placoplâtre, verre, sel, cheveux, miroirs, mosaïques, les accompagne de dessins, photographies, diapositives, vidéos, à l’aide de tables lumineuses ou visionneuses, sur des petits meubles ou sous cloches en verre. A la différence de la pratique du Trash ou Junk Art, où les matériaux trouvés sont pris tels quels et inclus dans les œuvres, mais aussi se distinguant de l’Anti-Form où l’intérêt est porté sur les formes uniques révélées par les matériaux mêmes, Laurence Nicola organise les multiples, explore le regard attentif et le rangement compréhensif de la démarche scientifique tout en la détournant. Elle morcèle et effeuille, mais aucune conclusion n’est tirée de ces actions. Celles-ci restent à l’état de protocoles qui apportent davantage une délectation des sens, une expérience sensible inattendue, qu’une compréhension. Qui plus est, les pistes sont volontairement brouillées : aucune information n’est donnée sur l’origine des artefacts, sur leur milieu, sur leur fonction initiale. Mais ils sont observés et expérimentés, souvent à même le corps : une photographie où les pieds de l’artiste sont logés dans des morceaux de bois flotté, comme dans des escarpins improbables, des branches proéminentes ornant sa tête tels des bois de cerf ou encore des fils emmêlés autour du corps. Comment comprendre les déchets ? Quel rapport le corps engage-t-il avec les débris insignifiants rencontrés lors des déambulations ? L’accumulation d’autant de petits objets et leur classement méticuleux engagent un jeu avec les continuités surprenantes entre produits artificiels et naturels. Telle réalisation murale évoquant un herbier dans un  vis-à-vis d’éléments pétrochimiques et naturels, tel autre « herbier » constitué de petites formes plastiques glanées et soigneusement classées par couleurs, taille ou affinités formelles en trompe l’œil ou encore les images fossiles sur plaques de mica forment le monde d’une botaniste fantasque. Jean-Jacques Rousseau, passionné des herbiers qu’il composait inlassablement avec un regard à la fois poétique et scientifique, présentait la botanique comme la science de toutes les vertus, de tous les émerveillements intellectuels et sensoriels. La même fascination vaut pour la démarche, ou doit-on dire pour l’allure de Laurence Nicola, à cette différence près que ses matériaux débordent de la flore vers les concrétions des plus bizarres, déclassés, vers les formations artificielles incongrues, et que son propos vise bien plus à solliciter le regard sur la variété infinie du banal qu’à constituer une vérité scientifique.

L’exposition « Naître de l’infime »1 est un paysage-collection qui joue avec les codes de la taxinomie naturaliste. L’ordre des objets multiples, dénombrés avec soin, arrangés avec une précision presque clinique, est magnifié par les protocoles de visionnage qui montrent autant d’images permettant de plonger au cœur des trouvailles. Les tables lumineuses ainsi que la série de visionneuses, excavées d’un temps où la diapositive avait un statut pédagogique et scientifique indéniable, magnifient l’image des objets, les bizarreries des transformations et sédimentations. L’infime se donne à voir dans le changement de perspective : au regard englobant qui embrasse la collection dans son ensemble succède la vue rapprochée où, grâce à la plongée dans l’image, l’œil est engagé au plus près des secrets de la matière. L’exposition réactive ainsi la dialectique de la vision au cours de la promenade, distance et rapprochement étant les deux modalités qui correspondent au regard saisi par l’étendue lointaine des paysages et à celui captivé par autant de trouvailles isolées au gré des déplacements. De l’infime naissent ainsi les métamorphoses et rêveries d’une promeneuse solitaire dans le royaume des artifices naturels.

Le 10 juillet 2023

Tania Vladova

 1Exposition visible du 15 septembre-25 novembre 2023 à l’H du Siège, Valenciennes.

Tania Vladova: Docteur de l’EHESS et professeur à l’École supérieure d’art et design de (ESADHaR) – Rouen, Tania Vladova enseigne l’esthétique et écrit sur l’art moderne et contemporain. Membre du comité de lecture de la revue Critique d’art et membre-fondateur des revues Fiction-Science et Images Revues, elle fait partie de l’équipe pédagogique du doctorat de recherche-création RADIAN